Arte Povera High-Tech de Sympathetic Magic

Héla Fattoumi, Éric Amoureux et Peter von Poehl - Sympathetic Magic

La rédaction est allée à la rencontre du duo de chorégraphes Héla Fattoumi et Éric Lamoureux et de l’auteur-compositeur-interprète suédois Peter von Poehl qui collaborent pour la troisième fois sur Sympathetic Magic.

Héla Fattoumi et Éric Lamoureux ont fondé en 1988 la Compagnie FATTOUMI/LAMOUREUX, dès lors de nombreuses représentations les ont fait parcourir le monde et leur ont apporté une solide réputation. En 2004, ils prennent la tête du Centre chorégraphique national (CCN) de Caen/Basse-Normandie. Les artistes, faits Chevaliers dans l’Ordre des arts et des lettres en 2012, partent alors prendre, en 2015, la direction du CCN de Bourgogne Franche-Comté à Belfort.

Peter von Poehl, né le 31 mars 1972 à Malmö, arrive en France à la fin des années 1990. Depuis, l’artiste a eu l’occasion de collaborer, entre autres, avec Alain Chamfort, Vincent Delerm ou encore Birdy Nam Nam, et surtout avec sa compagne Marie Modiano, qui lui écrira plusieurs titres et pour qui le Suédois réalisera trois albums (le dernier, Pauvre Chanson, est sorti sur leur propre label Nest & Sound en 2018).

Héla Fattoumi, Éric Lamoureux et Peter von Poehl c’est la troisième fois que vous collaborez ensemble. Avant d’aborder Sympathetic Magic, pourriez-vous revenir sur vos précédents spectacles ?

HL : Notre toute première collaboration était basée sur le troisième album de Peter. C’était déjà un concert dansé mais contrairement à Sympathetic Magic, Peter tournait déjà en live, en duo avec un violoncelliste. Avec Éric, nous avons simplement amené la danse dans l’existant. Pour Waves, le processus de collaboration a été très différent. C’était une commande de la maison de l’opéra (Norrlandsoperan, ndlr) à Umeå dans le nord de la Suède dans le cadre de Umeå 2014, Capitale européenne de la Culture. Le challenge pour Peter était d’écrire une chanson d’une heure.

EL : Pour Waves, nous avions une carte blanche totale. On nous a dit que nous avions à disposition un orchestre symphonique, et que nous étions libre de choisir les danseurs et le chef d’orchestre. Nous ne savions pas trop quoi faire mais très vite nous avons décidé d’appeler Peter, et convenu d’un déjeuner avec lui à Paris. À l’occasion, nous lui avons demandé : « Veux-tu faire une chanson d’une heure pour un orchestre symphonique ? » et il a répondu : « Oui ! » Voilà l’histoire de notre deuxième collaboration (rires).

PVP : J’étais venu avec plusieurs idées de chansons et je me suis mis à leur faire écouter. Seulement, Héla et Éric sont restés sur la première de la série en me disant : « Tu te débrouilles pour qu’elle dure une heure. » (rires). Le défi était de transposer mes quatre accords et mes six notes qui duraient une dizaine de secondes, donc une base très pauvre, en un arrangement adaptable pour différents types d’instruments. De l’orchestre symphonique en Suède, à des formations musicales plus réduites pour certaines dates en France. Néanmoins, avoir une matière musicale si simple permettait à la pièce de ne pas cacher les danseurs derrière une présence sonore trop forte, je savais qu’en gardant ma base simple, et en l’arrangeant avec parcimonie je ne risquais pas d’altérer les intentions gestuelles et les émotions précises des danseurs.

HL : Ces six fameuses notes qui ont émergé très vite nous ont permis d’avancer en harmonie avec Peter lors de l’élaboration de la pièce. Généralement, nous passons environ trois mois à mettre en scène un spectacle chorégraphique complet. Durant cette période, Peter venait très régulièrement au studio, d’abord seul avec sa guitare, puis accompagné d’un violoncelliste, puis d’un autre musicien, etc. À chaque session, Peter a enrichi la trame musicale pour finalement créer un morceau qui tient pendant une heure avec de nombreuses modulations et modes musicaux qui nourrissent et dialoguent avec la danse. Nous voulions que cette union harmonieuse dans l’enceinte du studio, entre la musique et la danse, soit visible par les spectateurs.

 
Héla Fattoumi, Éric Amoureux et Peter von Poehl - Waves
Répétition de Waves – Centre Chorégraphique National de Caen/Basse-Normandie (FR) & NorrlandsOperan (SE)
Après ces deux pièces aux formats différents, quelles sont les singularités de Sympathetic Magic ?

HL : Pour Sympathetic Magic nous avons travaillé différemment que pour nos deux précédentes collaborations. Peter préparait un nouvel album et nous faisait découvrir les chansons les unes après les autres, sans ordre établi. Ainsi, lorsque nous travaillions avec Eric, nous ne connaissions pas la finalité souhaitée par Peter pour son nouveau projet. D’ailleurs, l’enchainement des chansons sur scène n’est pas le même que celui de l’album. Ici, plutôt qu’une harmonieuse union comme pour Waves, nous sommes plus face à un enlacement de la musique, des mouvements et des dimensions plastiques, dimensions absentes de nos précédentes collaborations.

EL : Nous avons très vite convenu que nous voulions tous les deux être présents avec Peter sur le plateau. Nous désirions aussi pouvoir manipuler des objets pour faire évoluer la scénographie. Nous ne voulions plus être de simples danseurs sur scène avec un chanteur. Non, cela, nous l’avions déjà réalisé avec Peter. L’avantage de cette dimension plastique augmentée d’objets, de lumières et de vidéos est que nous devenons des ordonnateurs du temps pris entre les chansons. C’est aussi pour cela qu’à un moment du spectacle Peter nous rejoint dans une sorte de petite ronde. Afin de ne pas l’exclure de cette partie dansée. Nous avions comme but de créer une sorte de mise en scène très Arte Povera High-Tech, un truc qui n’existe pas (rires)

PVP : Nous voulions une scénographie très légère et portative pour pouvoir voyager en train et non en avion.

HF : Nous devions aussi trouver des objets qui participent à mettre le corps en jeu. Nous sommes très fiers de nos petits culbutos lumineux qui dessinent une sorte de ciel étoilé et apporte un beau graphisme d’espace. Pour les images, Eric en a réalisées certaines, puis nous avons rencontré une jeune plasticienne, Claire Willemann, qui s’est chargée des autres dans un travail très délicat, idéal pour nous. Pour la projection, nous ne voulions absolument pas d’un grand écran statique derrière nous, c’est pourquoi nous avons décidé de porter nous même de petits écrans et de petits projecteurs, cela multiplie les ilots plastiques et, surtout, les laisse libres de mouvements. L’adaptabilité était une contrainte initiale qui maintenant nous permet une liberté de mouvement, en tournée comme sur scène, très agréable.

Les chansons de Peter sont assez mélancoliques et votre chorégraphie plutôt enjouée. Quel était le point de départ du projet au niveau des intentions ?

HF : Pour moi c’est éviter de comprendre le sens exact des paroles de Peter. Je ne désire absolument pas illustrer le sens poétique de ses textes. Nous voulions justement jouer sur les correspondances entre plusieurs types d’émotions. Néanmoins, moi je ne la trouve pas mélancolique la musique de Peter, elle me donne même beaucoup d’énergie.

PVP : C’est vrai que j’aime énormément la mélancolie, sans être une personne nostalgique. La mélancolie m’intéresse pour tout ce qu’elle a à offrir, je trouve cette émotion vertigineuse. J’ai eu l’occasion de voir une exposition sur ce sentiment au Grand Palais (Mélancolie, Génie et folie en Occident, du 13 Octobre 2005 au 16 Janvier 2006, au Grand Palais, Galeries nationales, ndlr). Elle regroupait différents travaux de l’histoire de l’art et des choses plus scientifiques autour de la mélancolie, c’était sublime. Mais pour revenir sur l’interprétation de mes chansons, j’ai beaucoup aimé cette phrase que l’on m’a dite un jour : « Tes chansons sont comme des arrêts sur image ». Je n’essaye pas de réciter des histoires avec elles, pourtant j’adore en raconter en dehors de chansons. J’aime beaucoup les mots et les langues, parfois j’apprécie utiliser un mot non pas pour son sens littéral mais pour sa sensation.

HF : Ce qui est agréable avec Peter c’est qu’il ne dresse pas un univers de tensions avec ses musiques. Pour nous, en tant que danseurs, œuvrer sur son travail nous apporte une énergie incroyable. De plus, sur scène, la proximité avec les musiciens produit une porosité sur nos corps, la musique nous traverse entièrement et nous transporte.

Pour le moment vos collaborations sont vivantes, pourrait-on imaginer un clip trio entre Héla Fattoumi, Éric Lamoureux et Peter von Poehl ?

PVP : Là tu mets le doigt sur un point très sensible (rires). C’est exactement ce que je voulais faire pour ma chanson Inertia, mais malheureusement le projet n’a pas pu aboutir.

HF : Nous espérons sincèrement que notre prochaine expérience ensemble soit autour d’un clip. Ce qui serait encore un mode de collaboration différent pour notre trio.

Comme tu me lances sur le clip de Inertia, j’ai vu que tu étais crédité comme styliste. Est-ce quelque chose que tu aimes faire ?

HF : Eh bien Peter, nous ne savions pas ? (rires)

PVP : Oui, c’est mon petit secret. Plus sérieusement, j’ai eu l’immense honneur d’être « pris en pitié » par l’Illustre Monsieur Paul Smith, grand fan de musique, et qui parfois me prête ou me donne des vêtements. Ainsi, je peux faire mon auto stylisme grâce à Sir Paul, qui est excessivement gentil. 

Quelles sont vos influences culturelles ?

EL : Je me dois de citer cet artiste plasticien et vidéaste exceptionnel qu’est Bill Viola.

HF : Alors moi, je dois citer Pipilotti Rist, plasticienne et vidéaste tout aussi exceptionnelle, qui transpose le corps dans des univers très singuliers.

HL : Pour la littérature, ça me tue de devoir choisir quelques noms, par peur d’en omettre trop. Mais afin de ne pas rester timide sur la question, je vais citer quelque chose qui fait sens dans notre aventure, le roman The Waves de Virginia Woolf, une très grande dame de la littérature du XXème siècle. Je trouve formidable sa manière de nommer l’invisible, de mettre en scène un imaginaire d’espace qui nous extirpe du réel. J’apprécie également le style de Nathalie Sarraute.

PVP : Moi je vais peut-être passer pour un drôle d’esprit, mais bien qu’étant musicien je n’ai jamais été un grand consommateur de musique. Je viens d’ailleurs, mon père était peintre amateur, ma sœur est plasticienne de profession, j’ai bien plus baigné dans l’art que dans la musique. Au fond, je dois être un artiste frustré, mais j’ai très peu de talent pour les arts visuels, alors je me pose en amateur d’art et je parcours musées et galeries à la recherche d’émotions pour adoucir ma frustration. Le cinéma est pour moi un autre très grande source d’inspiration et de bonheur, d’ailleurs j’adore travailler pour des bandes originales de films.

Tu n’abordes pas la littérature, pourtant tu as plusieurs fois collaboré avec de célèbres auteurs comme Michel Houellebecq, ou encore avec ta compagne Marie Modiano, fille de Patrick Modiano, prix Nobel de littérature.

Lorsque j’ai rencontré Michel Houellebecq c’était ma première véritable expérience en France, je ne parlais quasiment pas français. C’était pour son album Présence humaine, un disque sorti chez Tricatel en 2000. Michel s’occupait des textes et de certaines intentions, mais toute la direction musicale était assurée par Bertrand Burgalat (découvrez l’autoportrait de Bertrand Burgalat). En studio, je travaillais totalement sous les ordres de Bertrand, ce qui était plus simple pour moi qui débarquais. Seulement, en tournée, je me suis retrouvé un peu seul avec Michel Houellebecq, pour qui j’ai dû trouver des musiciens. J’ai été propulsé en sorte de chef d’orchestre, mais d’un orchestre dépendant totalement des textes et de la diction de Michel. Sauf que je ne parlais toujours pas français, ainsi je me suis retrouvé à écrire des mots clé en gros, des choses absurdes comme « Panini Saumon » (rires). Sauf que Michel oubliait parfois son texte, ou alors partait dans des improvisations volontaires, et moi je me retrouvais à attendre mon « Panini Saumon » sur le même accord, jouant stoïquement, jusqu’à ce que Michel se rende compte qu’il devait dire… « Panini Saumon »… pour que je change enfin d’accord.

Retrouvez Sympathetic Magic, le 31 mars au Théâtre d’Auxerre.

Remerciement : Festival Art Rock